Fiche
récapitulative : “Les Membres et
l’Estomac” Jean de La Fontaine Fables
III, 2 1668
Contexte historique : En 1650, la France a connu la Fronde, une
révolte populaire des Parisiens mécontents des abus du pouvoir royal. Quelques
années plus tard, face aux exigences croissantes des impôts appliqués par
Colbert, une nouvelle révolte était à craindre. La Fontaine écrit cette fable à
cette époque et semble par-là soutenir le pourvoir royal. Il s’inspire de deux
apologues antiques, l’un d’Esope (VIème s av. JC) intitulé Le ventre et les
pieds et l’autre rapporté par Tite Live (historien latin du Ier s ap J.C) lors
de la révolte du peuple contre le sénat.
Un
récit plein de vivacité.
La Fontaine commence par un mea culpa, il reconnait qu’il aurait dû
commencer par la Royauté, puis établit un lien entre le personnage de Gaster et
la figure Royale. Il fait ensuite le récit mettant en scène les membres et
l’estomac et en tire une leçon : v24-25 : Ceci peut s’appliquer à la
grandeur Royale. /Elle reçoit et donne, et la chose est égale. » Cependant
la fable ne s’arrête pas là. La Fontaine rappelle un épisode de l’histoire
romaine qui montre le pouvoir de la fable à des fins argumentatives.
Ainsi la fable de La Fontaine est une sorte de compilation de deux récits
qui se renforcent l’un l’autre et permet au lecteur de ne pas se lasser.
·
Système des
temps verbaux : Dans chaque récit l’auteur utilise le passé simple et le
présent de narration pour dynamiser son texte puis le présent de vérité
générale pour élargir son discours à une morale.
·
Hétérométrie :
les effets de rupture dans les fables ont toujours un sens. Ici alors que le
récit est en alexandrins, au v.15, le
décasyllabe montre la rapidité avec laquelle les membres décident de ne plus
fonctionner : « Les bras d’agir, les membres de marcher », Au
v.21 l’octosyllabe prouve la force de la leçon : « Par ce moyen, les
mutins virent ».
·
Mélange des
discours : Le discours direct domine dans la première partie :
« Il faudrait, disaient-ils, sans nous qu’il vécût d’air » v.9. Les
membres expriment leur ressentiment clairement. Ils font front en utilisant le
« nous » face à Gaster (l’estomac paresseux selon eux)
Le discours indirect domine dans la deuxième
partie. Le « nous » fait place au « ils » devant lesquels
Ménénius fait face.
·
La Fontaine
met en scène des éléments du corps humain qui représentent commence métaphoriquement le
roi (l’estomac) et le peuple (les membres). Cette image semble plus efficace
puisque leur interdépendance est plus évidente.
Une
réflexion politique :
·
Eloge du roi : le roi semble subvenir à tous les besoins de la société : accumulation
d’actions v.28-31. « Elle fait
subsister l’artisan de ses peines/
Enrichit le Marchand, gage le
Magistrat, /Maintient le laboureur, donne paie au soldat, / Distribue en cent lieues ses grâce
souveraines. »
·
Jeu entre le
« tout » et le « un » = au départ, le fait que tous
travaillent pour un seul est montré comme une injustice : « Nous
suons … Pour lui seul ». Même idée dans la deuxième histoire :
« il avait tout l’Empire ». Mais à la fin de cette partie de
la fable, le rapport s’inverse et devient équitable : « tout
travaille pour elle, et réciproquement ». On peut remarquer des mots qui
évoquent la partialité de cette vision des choses initialement : les termes
croyait » et « erreur » marquent le renversement entre les deux
conceptions de la royauté.
·
L’utilisation
d’un épisode romain montre l’attachement de La Fontaine pour les Anciens (très
grande influence chez les Classiques du XVIIème) et puisque Ménénius a réussi à
calmer la révolte des plébéiens, La Fontaine semble dire que la leçon est à
retenir.
·
Cependant, cette fable constitue aussi un éloge
ambigu :
·
V1 et
2 : L’aveu du début de la fable
peut être considéré comme une marque de révérence mais aussi comme un
manque de respect envers le roi.
·
Les membres
du corps font la liste de tout ce qu’ils subissent : v10.11 dans un rythme
particulièrement vif : « Nous suons, nous peinons, comme bêtes
de somme » L’assonance en [o] et [ou] donnent de l’ampleur au travail
accompli et accentue le contraste avec le vers suivant : « Et
pour qui ? Pour lui seul » (« seul » se trouvant à la
césure). Ainsi les membres dénoncent leur condition d’esclaves et se comparent
à des animaux (ce qui est amusant pour une fable). De plus, le pouvoir royal
est décrit à maintes reprises comme « oisif »,
« paresseux », « sans rien faire ». Il est ainsi accusé de
profiter du peuple qu’il oppresse injustement.
·
La Fontaine
prend quelques précautions quand il critique le pouvoir royal en ne le
désignant pas par la personne qu’il incarne : le Roi. Il utilise plutôt
les termes « grandeur Royale » ou bien « la Royauté ».
Ainsi le Roi-Soleil ne peut se dire visé directement.
Une
réflexion sur la poésie et le pouvoir de la fable.
·
Au-delà d’un
éloge et d’une critique confondus du pouvoir royal, La Fontaine a un troisième
objectif : celui de montrer l’efficacité du genre de la fable. A deux
reprises l’ambassadeur Ménénius est cité et semble être un exemple de
diplomatie : « Ménénius le sut bien dire » v33 et « Quand
Ménénius leur fit voir » v41. Notons qu’à chaque occurrence le nom est mis
en valeur par un vers plus court (octosyllabe) et une diérèse sur Ménéni-us.
·
En glorifiant
cette position de médiateur issu de l’histoire romaine, La Fontaine en écrivant
une fable devient un médiateur lui-même. Médiateur nécessaire et important dont
le rôle est de faciliter les relations au sein du corps social.
Conclusion : Une fable à la construction complexe qui
ne tombe pas dans l’éloge béat de la royauté mais en souligne les qualités et
les défauts avec subtilité. Enfin et c’est ce qui rend le fabuliste si
nécessaire, cette fable en s’inscrivant dans une tradition ancienne en
utilisant des textes antiques qui font référence, rend compte de la puissance
de l’apologue sur ses lecteurs.
Questions envisageables :
A quoi tient l’originalité de cette fable ?
En quoi cette fable fait-elle l’éloge de la puissance royale ?
A quelles morales cette fable aboutit-elle ?
Textes
sources :
L’apologue
rapporté de Tite Live :
Introduit dans le camp, Ménénius,
dans le langage inculte de cette époque, ne fit, dit-on, que raconter cet
apologue : (9) Dans le temps où l'harmonie ne régnait pas encore comme
aujourd'hui dans le corps humain, mais où chaque membre avait son instinct et
son langage à part, toutes les parties du corps s'indignèrent de ce que
l'estomac obtenait tout par leurs soins, leurs travaux, leur ministère, tandis
que, tranquille au milieu d'elles, il ne faisait que jouir des plaisirs
qu'elles lui procuraient. (10) Elles formèrent donc une conspiration : les
mains refusèrent de porter la nourriture à la bouche, la bouche de la recevoir,
les dents de la broyer. Tandis que, dans leur ressentiment, ils voulaient
dompter le corps par la faim, les membres eux-mêmes et le corps tout entier
tombèrent dans une extrême langueur. (11) Ils virent alors que l'estomac ne
restait point oisif, et que si on le nourrissait, il nourrissait à son tour, en
renvoyant dans toutes les parties du corps ce sang qui fait notre vie et notre
force, et en le distribuant également dans toutes les veines, après l'avoir
élaboré par la digestion des aliments. (12) La comparaison de cette sédition
intestine du corps avec la colère du peuple contre le sénat, apaisa, dit-on,
les esprits.
L’apologue d’Esope : L’Estomac et les pieds.
L’estomac et les pieds disputaient de leur force. À
tout propos les pieds alléguaient qu’ils étaient tellement supérieurs en force
qu’ils portaient même l’estomac. À quoi celui-ci répondit : « Mais,
mes amis, si je ne vous fournissais pas de nourriture, vous-mêmes ne pourriez
pas me porter. » Il en va ainsi dans les armées : le nombre, le plus
souvent, n’est rien, si les chefs n’excellent pas dans le conseil.