mardi 20 janvier 2015

Texte chapitre 4 Le Rouge et le Noir

Le Rouge et le Noir de Stendhal   
Chapitre 4 : Le portrait de Julien.

       En approchant de son usine, le père Sorel appela Julien de sa voix de stentor ; personne ne répondit. Il ne vit que ses fils aînés, espèces de géants qui, armés de lourdes haches, équarrissaient les troncs de sapin, qu’ils allaient porter à la scie. Tout occupés à suivre exactement la marque noire tracée sur la pièce de bois, chaque coup de leur hache en séparait des copeaux énormes. Ils n’entendirent pas la voix de leur père. Celui-ci se dirigea vers le hangar ; en y entrant, il chercha vainement Julien à la place qu’il aurait dû occuper, à côté de la scie. Il l’aperçut à cinq ou six pieds plus haut, à cheval sur l’une des pièces de la toiture. Au lieu de surveiller attentivement l’action de tout le mécanisme Julien lisait. Rien n’était plus antipathique au vieux Sorel ; il eût peut-être pardonné à Julien sa taille mince, peu propre aux travaux de force, et si différente de celle de ses aînés ; mais cette manie de lecture lui était odieuse, il ne savait pas lire lui-même.
Ce fut en vain qu’il appela Julien deux ou trois fois. L’attention que le jeune homme donnait à son livre, bien plus que le bruit de la scie, l’empêcha d’entendre la terrible voix de son père. Enfin, malgré son âge, celui-ci sauta lestement sur l’arbre soumis à l’action de la scie, et de là sur la poutre transversale qui soutenait le toit. Un coup violent fit voler dans le ruisseau le livre que tenait Julien ; un second coup aussi violent, donné sur la tête, en forme de calotte, lui fit perdre l’équilibre. Il allait tomber à douze ou quinze pieds plus bas, au milieu des leviers de la machine en action, qui l’eussent brisé, mais son père le retint de la main gauche, comme il tombait :
— Eh bien, paresseux ! tu liras donc toujours tes maudits livres, pendant que tu es de garde à la scie ? Lis-les le soir, quand tu vas perdre ton temps chez le curé, à la bonne heure.
Julien, quoique étourdi par la force du coup, et tout sanglant, se rapprocha de son poste officiel, à côté de la scie. Il avait les larmes aux yeux, moins à cause de la douleur physique que pour la perte de son livre qu’il adorait.
« Descends, animal, que je te parle. » Le bruit de la machine empêcha encore Julien d’entendre cet ordre. Son père, qui était descendu, ne voulant pas se donner la peine de remonter sur le mécanisme, alla chercher une longue perche pour abattre des noix, et l’en frappa sur l’épaule. À peine Julien fut-il à terre, que le vieux Sorel, le chassant rudement devant lui, le poussa vers la maison. Dieu sait ce qu’il va me faire ! se disait le jeune homme. En passant, il regarda tristement le ruisseau où était tombé son livre ; c’était celui de tous qu’il affectionnait le plus, le Mémorial de Sainte-Hélène.
Il avait les joues pourpres et les yeux baissés. C’était un petit jeune homme de dix-huit à dix-neuf ans, faible en apparence, avec des traits irréguliers, mais délicats, et un nez aquilin. De grands yeux noirs, qui, dans les moments tranquilles, annonçaient de la réflexion et du feu, étaient animés en cet instant de l’expression de la haine la plus féroce. Des cheveux châtain foncé, plantés fort bas, lui donnaient un petit front, et, dans les moments de colère, un air méchant. Parmi les innombrables variétés de la physionomie humaine, il n’en est peut-être point qui se soit distinguée par une spécialité plus saisissante. Une taille svelte et bien prise annonçait plus de légèreté que de vigueur. Dès sa première jeunesse, son air extrêmement pensif et sa grande pâleur avaient donné l’idée à son père qu’il ne vivrait pas, ou qu’il vivrait pour être une charge à sa famille. Objet des mépris de tous à la maison, il haïssait ses frères et son père ; dans les jeux du dimanche, sur la place publique, il était toujours battu.


Fiche récapitulative : chapitre 4 Le Rouge et le Noir

 Fiche récapitulative : Le Rouge et le Noir de Stendhal, chapitre 4


Introduction : Le Rouge et le Noir est un roman réaliste écrit par Henri Beyle dit Stendhal.  Il raconte l'ascension et la chute d'un personnage ambitieux : Julien Sorel. Dans ce passage qui n'est déjà plus l'incipit Julien apparaît pour la première fois. Le lecteur a attendu  trois chapitres pour découvrir le protagoniste principal. L'auteur choisit de nous le montrer dans son milieu d'origine et ainsi accentue le contraste existant entre Julien et ce qui l'entoure.  

·         Le contraste entre Julien et sa famille

1)      Un père violent et un fils sensible
-Présentation de Julien comme quelqu’un de différent
ð accentue le contraste famille / Julien
-Champ lexical de la violence : « poussa », « battu », « chassant rudement », « animal » (c’est plutôt le père qui pourrait être qualifié ainsi)
Toute la scène fait éclater la violence du père envers son fils. Le père Sorel ne parvient pas à s’adresser à son fils sans crier, sans l’agresser physiquement : « Un coup violent fit voler dans le ruisseau le livre », « un second coup aussi violent, donné sur la tête, en forme de calotte, lui fit perdre l’équilibre ». Il, manque de le tuer « il allait tomber à douze ou quinze pieds plus bas, au milieu des leviers de la machine en action qui l’eussent brisé »
-Sensibilité, passion pour la lecture : « affectionnait », « tristement » :
« les joues pourpres » : il rougit d’émotion. Il a les larmes aux yeux car il sait qu’il va être battu : « Dieu sait ce qu’il va me faire ! » se dit Julien.
Champ lexical de la violence≠Sensibilité
-Cette scène a lieu dans un cadre particulièrement bruyant : le fonctionnement de la scie sans arrêt, le bruit des haches. Les frères de Julien

2)      Un père fort et un fils faible
-Le père Sorel apparaît dès la première ligne à travers son cri à l'adresse de son fils « appela Julien de sa voix de Stentor » référence à ce guerrier grec chargé de crier lors de la guerre de Troie, parce que sa voix était assez puissante pour être audible de tous.
- Les frères de Julien sont qualifiés « d’espèces de géants » ce qui n’est pas sans rappeler les héros mythologiques. D’ailleurs on ne connait pas leur nom. De plus, le travail qu’ils effectuent tous les deux prouve leur force : « armés de lourdes haches, équarrissaient les troncs de sapin » (équarrir : Tailler de façon à rendre carré.)
-Alors que Julien semble tout à fait à l’opposé.
«Délicat», «pâleur», «svelte», «frêle» «légèreté» ð qualités d’un aristocrate du XVIIe
-Julien a des qualités bien éloignées de la virilité de ses frères et de son père.
Féminité de Julien ≠ virilité d’un bûcheron du Jura. Il n’est pas du tout dans son élément, en décalage avec son milieu.

3)      Un père inculte et un fils instruit
-Le père de Julien ne sait pas lire et hait l’idée même que son fils puisse s’adonner à ce passe-temps inutile : « mais cette manie de lecture lui était odieuse, il ne savait pas lire lui-même »
-Il ne réagit pas lorsque le livre tombe : mépris de la culture et de son fils.

-la position spatiale de Julien est symbolique : il se trouve en hauteur. Comme s'il était au-dessus intellectuellement. « à cinq ou six pieds plus haut, à cheval sur l’une des pièces de la toiture » Son ambition est d’apprendre le latin « Lis-les le soir, quand tu vas perdre ton temps chez le curé ». 
-La lecture semble être l’activité favorite de Julien, cette action est mise en évidence dans la phrase suivante : « Au lieu de surveiller attentivement l’action de tout le mécanisme Julien lisait », le verbe conjugué est placé à la fin de la phrase parce qu’il désigne l’action la plus importante. Ceci explique pourquoi Julien n’entend pas son père. Les frères n’entendent pas non plus le père Sorel à cause du bruit ambiant et parce qu’ils sont concentrés sur leur travail. Les trois frères n’entendent pas leur père pour des raisons différentes.

-Le livre : Référence au Mémorial de Ste Hélène : mémoires de Napoléon exilé. En 1830, il n’est pas bien vu d’avoir des idées bonapartistes. Charles X est roi de France en 1830 jusqu’au 9 aôut lorsque la monarchie de juillet sera proclamée.
On comprend que Julien admire Bonaparte.
-Ce n’est pas le seul livre que Julien lit : « qu’il affectionnait le plus »

·         Un être différent et incompris

1)      Un jeune homme original
Julien n’est décidément pas à sa place, il n’est pas à l’endroit attendu : il devait être près de la scie pour surveiller son fonctionnement et petit déjà son père pensait « qu’il ne vivrait pas ».
 -Beauté non canonique mais regard expressif : « de grands yeux noirs », qui sont des marques d’intelligence.
 « Feu » = passion (métaphore)
 2) Victime d’un rejet.
-L’amour paternel est absent du texte, le père Sorel ne peut supporter que son fils soit si différent de lui : « il eût peut- être pardonné à Julien sa taille mince ».

 Mais la  haine est réciproque : « il haïssait ses frères », « il abhorrait »
- Sentiment de haine / mépris du père envers son fils

·         Un héros romanesque (tourmenté)

1)      Attente d’une revanche chez Julien
 - Homme passionné par la lecture : on s’attend à ce qu’il soit passif : c’est un faible en apparence seulement
 -Attente chez le lecteur due au contraste : faiblesse physique ≠ force morale
- Le lecteur et Julien sont du même monde : lecteur de Stendhal ( cultivé, sensible) et peut ainsi ressentir de la compassion et de la pitié pour Julien.
- Justification du désir de changer de milieu : c’est naturellement que l’on va suivre l’ascension de Julien.
 2) Un héros romantique
-Solitude (morale)
- Aspect pensif : « force intérieure », « pâle »
-Goût pour l’héroïsme : modèle = Bonaparte



Conclusion : Cet extrait qui présente Julien pour la première fois établit un contraste saisissant entre le milieu social et le personnage. C’est un portrait que le lecteur attendait, on peut parler de topos (thème récurrent, passage obligé). Il est même annonciateur de la suite du roman puisque après l’ascension fulgurante de Julien on assiste à sa chute.

Questions envisageables :

1)      Quelle est la fonction de ce portrait ?
2)      En quoi ce portrait met-il en évidence l’exclusion de Julien ?



lundi 19 janvier 2015

Le rythme dans le récit

Mardi 13 janvier.

 Le rythme dans le récit : 

  • Le sommaire: Quand certains événements n'ont pas un intérêt primordial pour la compréhension de l'histoire (n'oubliez pas que tout fait sens dans un récit écrit !), l'auteur choisit de les taire ou les condense en quelques lignes.
 Exemple : Dans Jacques Damour de Zola les mois qui séparent l’échappée de prison de Jacques et son retour à Paris sont résumés. Cela tient au genre particulier de la nouvelle qui cherche à être efficace. L’auteur ne peut s’étendre sur des actions secondaires. 
  • La scène : Le temps du récit est identique à celui de la narration. Le procédé le plus utilisé est le dialogue. Quoi de plus réaliste que le dialogue ? ! Zola s’amuse parfois à retranscrire les accents de chacun pour que le dialogue puisse refléter le milieu social des personnages. C’est aussi une excellente manière de rendre le récit plus vivant. Imaginez un film où les acteurs ne parleraient jamais…. Et qu’une voix off commente leurs pensées et leurs paroles jamais exprimées … On s’ennuierait…et on ne pourrait s’attacher aux personnages. De plus, le dialogue détient une force particulière du point de vue de la dramaturgie : nous nous approchons des personnages, nous saisissons leurs non-dits, leurs manies, leur caractère, comme un gros plan au cinéma. C’est d’ailleurs pour cela que les scénaristes retiennent ces confrontations entre personnages lors de l’adaptation d’un roman : preuve que ces dialogues constituent souvent des moments clé d’une histoire.
·         La pause : Il s’agit pour l’auteur de suspendre le temps. Au cinéma, il s’agirait d’effectuer un balayage avec la caméra pour montrer le décor. Dans le roman, la description tout en suspendant le récit ancre celui-ci dans un cadre imaginable. Même si c’est ce que certains redoutent dans leurs lectures (« trop de descriptions » est le défaut reproché aux auteurs par de nombreux élèves qui viennent de finir  « un Balzac » ou « un Zola » comme on dit familièrement) la description est nécessaire à la compréhension de l’action. Encore une fois, imaginez un film tourné sur fond vert, sous prétexte que la description du cadre a peu d’importance…Au revoir les effets spéciaux, les atmosphères poétiques, au revoir le rêve…. Bonjour l’angoisse.
  • L'ellipse : Taire certains événements pour en mettre en valeur d’autres.
Exemple : « En le voyant entrer Mme de Rênal se jeta vivement hors de son lit. — Malheureux ! s’écria-t-elle. Il y eut un peu de désordre. Julien oublia ses vains projets et revint à son rôle naturel ; ne pas plaire à une femme si charmante lui parut le plus grand des malheurs. Il ne répondit à ses reproches qu’en se jetant à ses pieds, en embrassant ses genoux. Comme elle lui parlait avec une extrême dureté, il fondit en larmes.
Quelques heures après, quand Julien sortit de la chambre de Mme de Rênal, on eût pu dire en style de roman, qu’il n’avait plus rien à désirer. En effet, il devait à l’amour qu’il avait inspiré, et à l’impression imprévue qu’avaient produite sur lui des charmes séduisants, une victoire à laquelle ne l’eût pas conduit toute son adresse si maladroite. » 
On voit à travers cette ellipse de quelques heures que le récit de la nuit avec madame de Rênal n’est pas le plus important, c’est la victoire symbolique de Julien sur sa peur qui l’est. Cela permet aussi à Stendhal de prendre une certaine distance ironique, vis-à-vis de son personnage et de faire une sorte de clin d’œil au lecteur pour lui signifier qu’il se refuse à détailler ce qu’attendraient des lecteurs trop « romanesques ».

·         Le ralenti : Faire durer une action, la décortiquer pour lui donner une plus grande valeur dramatique.

 Exemple : Les rencontres : Celle de Mme de Rênal et Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir de Stendhal (XIXème : mouvement : Réalisme) (chapitre 6 de la première partie), la rencontre entre amour et fascination réciproque de Mme de Clèves et le duc de Nemours : La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette (XVIIème : mouvement : Classicisme)

Fiche récapitulative de l'extrait des Liaisons dangereuses.

 Les liaisons dangereuses Extrait 1 : Lettre 1


Introduction :

Cette lettre, la première du roman, fournit au lecteur quelques informations qui prendront, au cours de l'intrigue, toute leur portée lorsque le lecteur aura découvert les intentions des autres protagonistes c'est-à-dire la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont. Pour l'instant, nous apprenons que la jeune Cécile de Volanges vient de sortir du couvent et qu'elle doit prochainement épouser un homme qu'elle n'a jamais vu et qui lui est destiné par sa famille.
      Cécile s'adresse à une amie, Sophie et offre au lecteur la vision d'un personnage naïf et superficiel. Pourtant nous verrons que cette lettre permet aussi à Laclos de faire une étude de mœurs et de mettre en cause l'éducation que recevaient les jeunes filles à cette époque.


I Une jeune fille naïve et superficielle

                     Cécile s'adresse à Sophie dans un langage simple. Ses phrases sont courtes et ont une structure simple. « Il n'est pas encore cinq heures ; je ne dois aller retrouver Maman qu'à sept »
                     Ses préoccupations sont celles d'une jeune fille naïve : elle parle de « bonnets », de « pompons ». Elle évoque les toilettes qu'elle va devoir porter ; s'extasie en de nombreuses exclamations. Cela prouve son excitation, celle d'une toute jeune fille qui découvre de nouveaux jouets.
                     Le vocabulaire est aussi enfantin, en particulier quand elle parle de sa mère. Le terme « Maman » revient souvent. Elle se place dans la perspective de l'enfant et en aucun cas dans celle d'une future épouse. Les termes comme « gronder » renforcent cette image.
                     Cécile s'adresse à son amie mais ne lui demande pas vraiment de nouvelles, elle est plutôt accaparée par sa petite personne. De nombreuses phrases comportent le pronom personnel « je ». cette lettre révèle un égocentrisme enfantin.
                     Pas ou peu de raisonnement dans la lettre.


II Une critique de l'éducation des jeunes filles

                     Cécile sort du couvent pour être mariée. Son arrivée dans le monde constitue aussi ses premiers pas de femme. Or, la naïveté de la jeune fille montre combien elle y est peu préparée.
                     Cécile évoque dans cette lettre les sœurs qui l'ont éduquée : « Sœur Perpétue ». On imagine bien les conversations qui ont pu avoir lieu...
                     Cécile le dit elle-même, une fois sortie du couvent, elle se retrouve seule de nombreuses heures dans la journée sans avoir de quoi étoffer son éducation intellectuelle.
                     On sait que Laclos prônait une véritable éducation des filles. Une véritable ouverture intellectuelle.
                     Laclos en choisissant de nous présenter une lettre de Cécile comme incipit de son roman, place par là-même le personnage de Cécile comme un personnage clé. Il évoluera en devenant moins naïf et tout en étant victime deviendra sous l'influence de la marquise de Merteuil un être corrompu.


Conclusion : Laclos nous présente Cécile comme un personnage naïf, superficiel, victime des agissements des libertins qui l'entourent. Il critique ainsi la société de son époque.

Les Liaisons dangereuses lettre 1

LES LIAISONS DANGEREUSES. De Choderlos de Laclos

PREMIÈRE LETTRE.
Cécile Volanges à Sophie Carnay, aux Ursulines de. . . . .

Tu vois, ma bonne amie, que je te tiens parole, et que les bonnets et les pompons ne prennent pas tout mon temps ; il m’en restera toujours pour toi. J’ai pourtant vu plus de parures dans cette seule journée que dans les quatre ans que nous avons passés ensemble, et je crois que la superbe Tanville[1]aura plus de chagrin à ma première visite, où je compte bien la demander, qu’elle n’a cru nous en faire toutes les fois qu’elle est venue nous voir dans son in fiocchi. Maman m’a consultée sur tout, et elle me traite beaucoup moins en pensionnaire que par le passé. J’ai une femme de chambre à moi ; j’ai une chambre et un cabinet dont je dispose, et je t’écris à un secrétaire très-joli, dont on m’a remis la clef, et où je peux renfermer tout ce que je veux. Maman m’a dit que je la verrais tous les jours à son lever ; qu’il suffisait que je fusse coiffée pour dîner, parce que nous serions toujours seules, et qu’alors elle me dirait chaque jour l’heure où je devrais l’aller joindre l’après-midi. Le reste du temps est à ma disposition, et j’ai ma harpe, mon dessin, et des livres comme au couvent ; si ce n’est que la mère Perpétue n’est pas là pour me gronder, et qu’il ne tiendrait qu’à moi d’être toujours sans rien faire : mais comme je n’ai pas ma Sophie pour causer ou pour rire, j’aime autant m’occuper.
Il n’est pas encore cinq heures ; je ne dois aller retrouver maman qu’à sept ; voilà bien du temps, si j’avais quelque chose à te dire ! Mais on ne m’a encore parlé de rien ; et sans les apprêts que je vois faire, et la quantité d’ouvrières qui viennent toutes pour moi, je croirais qu’on ne songe pas à me marier, et que c’est un radotage de plus de la bonne Joséphine ([2]). Cependant maman m’a dit si souvent qu’une demoiselle devait rester au couvent jusqu’à ce qu’elle se mariât, que puisqu’elle m’en fait sortir, il faut bien que Joséphine ait raison.
Il vient d’arrêter un carrosse à la porte, & maman me fait dire de passer chez elle, tout de suite. Si c’était le monsieur ! Je ne suis pas habillée, la main me tremble & le cœur me bat. J’ai demandé à la femme de chambre si elle savait qui était chez ma mère : « Vraiment, m’a-t-elle dit, c’est M. C.***. » Et elle riait. Oh ! Je crois que c’est lui. Je reviendrai sûrement te raconter ce qui se sera passé. Voilà toujours son nom. Il ne faut pas se faire attendre. Adieu, jusqu’à un petit moment.
Comme tu vas te moquer de la pauvre Cécile ! Oh ! J’ai été bien honteuse ! Mais tu y aurais été attrapée comme moi. En entrant chez maman, j’ai vu un monsieur en noir, debout auprès d’elle. Je l’ai salué du mieux que j’ai pu, et je suis restée sans pouvoir bouger de ma place. Tu juges combien je l’examinais ! « Madame, a-t-il dit à ma mère, en me saluant, voilà une charmante demoiselle, et je sens mieux que jamais le prix de vos bontés. » À ce propos si positif, il m’a pris un tremblement, tel que je ne pouvais me soutenir ; j’ai trouvé un fauteuil, et je m’y suis assise, bien rouge et bien déconcertée. J’y étais à peine, que voilà cet homme à mes genoux. Ta pauvre Cécile alors a perdu la tête ; j’étais, comme a dit maman, tout effarouchée. Je me suis levée en jetant un cri perçant ; . . . tiens, comme ce jour du tonnerre. Maman est partie d’un éclat de rire, en me disant : « Eh bien ! Qu’avez-vous ? Asseyez-vous, et donnez votre pied à monsieur. » En effet, ma chère amie, le monsieur était un cordonnier. Je ne peux te rendre combien j’ai été honteuse : par bonheur il n’y avait que maman. Je crois que, quand je serai mariée, je ne me servirai plus de ce cordonnier-là.
Conviens que nous voilà bien savantes ! Adieu. Il est près de six heures, ma femme de chambre dit qu’il faut que je m’habille. Adieu, ma chère Sophie ; je t’aime comme si j’étais encore au couvent.
P.S : Je ne sais par qui envoyer ma lettre : ainsi j’attendrai que Joséphine vienne.
Paris, ce 3 août 17…