lundi 7 septembre 2015

Déjà la nuit en son parc

Déjà la nuit en son parc texte et explication

Déjà la nuit en son parc… de Joachim Du Bellay

Déjà la nuit en son parc amassait
Un grand troupeau d'étoiles vagabondes,
Et, pour entrer aux cavernes profondes,
Fuyant le jour, ses noirs chevaux chassait ;

Déjà le ciel aux Indes rougissait,
Et l'aube encor de ses tresses tant blondes
Faisant grêler mille perlettes rondes,
De ses trésors les prés enrichissait :

Quand d'occident, comme une étoile vive,
Je vis sortir dessus ta verte rive,
O fleuve mien ! une nymphe en riant.

Alors, voyant cette nouvelle Aurore,
Le jour honteux d'un double teint colore
Et l'Angevin et l'indique orient.
Du Bellay  L'Olive, 1550

Introduction : Joachim Du Bellay fait partie du groupe de 7 poètes (dont Pierre de Ronsard) qui constitue le mouvement littéraire de la Pléiade. Ce mouvement littéraire contribue en 1549 à l’épanouissement de la langue française  par   La Défense et illustration de la langue française  en prônant les modèles antiques (grec, latin).  Les poètes s'inspirent notamment du poète Pétrarque. On retrouve ces aspects dans L'Olive, œuvre écrite la même année et qui constitue le premier recueil de poèmes amoureux adoptant la forme du sonnet. Inspiré de modèles italiens Du Bellay utilise dans ce poème le thème de la Belle matineuse (la femme aimée qui dépasse en luminosité et en beauté le soleil qui vient de se lever).



Un sonnet : Les deux premiers quatrains forment une unité tout en étant opposés. Les deux quatrains commencent de la même manière (anaphore de « Déjà ») et sont tous deux à l’imparfait ce qui souligne leur unité. Les verbes ont d’ailleurs la même place dans chaque strophe : « amassait » et « rougissait » vers 1 et 5, « enrichissait » et « chassait » aux vers 4 et 8.
Poète situe la nymphe dans son univers personnel qu'il évoque avec émotion dans l'apostrophe du 1er hémistiche : « O fleuve mien ! » Il prend le fleuve à témoin.
« L'Angevin » région du poète : l'Anjou, Angers...  La Loire.

Personnification des éléments naturels :
 
 

Personnification de la NuitComparée d'abord à une bergère où les étoiles sont son troupeau. Les chevaux noirs peuvent évoquer les chars mythologiques : elle s'en sert pour rassembler les étoiles : allusion directe au char d’Apollon.
paronomase : consiste à rapprocher des mots comportant des sonorités semblables qui ont des sens différents. sujet de 4 verbes d'action : « amassait », « entrer », « fuyant », « chassait »  personnification de la nuit.
 - Sonorités : Allitération des sifflantes [f]x2, [s]x4 et [ch]x2. Paronomase vers 4 avec « chevaux chassait » : harmonie imitative, sonorités qui semblent faire entendre le souffle des chevaux en cavale. Allitération en [r]x8 qui évoque peut-être le râle des chevaux.
 Personnification du jour : 

« l'aube » : « des tresses tant blondes » /  verbe « enrichissait »; « faisant grêler » verbes d'action qui font de l'aube une personne. L'Aube semble dotée d'un pouvoir surnaturel de métamorphose.
Contraste entre le côté solennel de la nuit et la simplicité du jour : les« perlettes » évoquent de petites perles sans prétention. Le caractère généreux du jour est mis en valeur : l’aube distribue ses trésors : la rosée du matin.

Du Bellay dresse dans chaque strophe un tableau aux couleurs évocatrices : les « cavernes profondes » désignent l’obscurité, relayées d’ailleurs par l’adjectif « noirs », dans le deuxième quatrain la couleur dorée domine, par des adjectifs explicites : «  blondes », et par des expressions plus implicites : « de ses trésors les prés enrichissait », «mille perlettes rondes », le premier tercet est dominé par la couleur verte et le second tercet par le rouge. 
Les deux premiers tableaux s'éclipsent au profit d'un nouveau tableau plus frappant. Apparition de la première personne : « Je » + verbe de perception + apostrophe lyrique « Ô fleuve mien » 

L’apparition de la nymphe :

-Changement de temps : "je vis" (v. 10) passage au passé simple. « comme une étoile vive ». Insiste sur l'idée de lumière : « étoile », adj « vive » donne un caractère fulgurant. 

La femme aimée apparaît par une métaphore : elle est élevée au rang d’une divinité « cette nouvelle Aurore » : nymphe montre que le jour a poursuivi son évolution (aube aurore) : terme qui prépare la rivalité entre les 2 éléments nymphe devient une nouvelle aurore qui entre en rivalité avec l'aurore réelle.
La plus grande beauté de la nymphe explique la réaction humaine du jour qui devient honteux ciel coloré.
Si Du Bellay utilise la mythologie pour faire l'éloge de la femme aimée, il donne en même temps à son sonnet une dimension plus familière et plus personnelle en variant les tonalités. - Mise ne scène de l'apparition de la nymphe.  (le mot « Nymphe » n'apparaît qu'au vers 11 alors qu'elle est annoncée depuis deux vers) : effet de suspension dramatique, d'attente -> 
- Allitérations en [k] au v.9 : "Quand d'occident, comme une étoile vive" qui souligne l'étonnement, la force de l'apparition. 
- La Nymphe sortant d'un fleuve évoque implicitement la figure mythologique d'Aphrodite. Mais parce qu'elle apparaît dans un lieu cher au poète : "ô fleuve mien !", le poème devient plus personnel et moins formel.
- Couleurs du paysage : vert de l'eau et de l'herbe de la rive, l'éclat de l'étoile vive.

Rythme du poème :

- Rythme des vers : décasyllabes. Les enjambements miment la fuite du temps. Et les vers au rythme équilibré soulignent l'opposition entre la nuit et le jour naissant.
Rimes embrassées : peuvent souligner la générosité de l'aube pleine de trésors et pour la nuit l'aspect ramassé du troupeau...
-  Rupture au début du premier tercet : « Alors » de valeur chronologique et logique + présent de narration (qui rend présent un fait passé) et présent progressif (« colore » vers 13 et « voyant » vers 12). Le troisième tableau se modifie, se magnifie en un quatrième tableau encore plus marquant.
- La Nymphe est désormais comparée par le biais d'une métaphore à une « nouvelle Aurore » (vers 12), comme si sa beauté éblouissante (vers 9) surpassait celle de « l'Aube » déjà présente. L'arrivée de la Nymphe annonce la victoire de l'Occident sur l'Orient, la victoire de la Nymphe/Nouvelle Aurore sur l'Aube, avec la double transfiguration du ciel et du poète.
- Vers 13-14 : au lieu du traditionnel Occident / Orient on a Angevin / Orient, comme si cette petite région représentait tout l'Occident car la femme aimée s'y trouve.  ce terme « l'Angevin » peut définir le poète.
- Couleurs du paysage : le rouge du ciel qui s'empourpre (enjambement du vers 13 à 14 : amplification rythmique qui met en valeur la pointe tout en traduisant la double contamination de l'Orient et de l'Occident, qui deviennent rouges) de honte et de jalousie l'emporte sur l'atmosphère bucolique du tercet précédent. A moins que ce ne soit le poète qui rougisse, et sa rougeur fait écho à celle du ciel.
- On abandonne la première personne du premier tercet pour la troisième personne : le poète se désigne lui-même par « l'Angevin » (vers 14) -> mise à distance, recul, comme s'il se regardait rougir de loin avec un brin d'humour et d'ambiguïté -> rougissement de gêne/ pudeur, de plaisir ou peut-être même de désir.

Mais ils sont opposés parce que le premier quatrain présente la nuit et le second le jour. Le premier quatrain présente un mouvement de fuite et le second le mouvement inverse. Il existe une progression dans le poème. Les deux quatrains préparent l’arrivée d’une nouvelle lumière qui constitue la « pointe » du sonnet au dernier tercet.

Poème lyrique et humaniste : dans la seconde partie, le poète exprime ses sentiments dans une exclamative qui semble irrépressible : « ô fleuve mien ! ». Du Bellay évoque ainsi son Anjou natal ainsi que la Loire auxquels il est très attaché. Dans ce poème, cohabitent un thème mythologique et connu : le topos de la belle matineuse et un  thème cher au poète : son pays natal : « l’Angevin » « ô fleuve mien ! » C’est ce qui fait l’originalité du poème et le rend plus touchant et ne se réduit pas ainsi à un exercice de style aussi brillant soit-il.
Topos : une topos est un sujet littéraire qui revient souvent jusqu’à constituer un thème récurrent et attendu dans la littérature.
Le poète apparaît comme témoin de cette apparition de la « Nymphe » (vers 11). Il semble placé au bord de la Loire et surpris par cette apparition, à moins qu'il ne l'ait attendue.

 Nymphe : divinité féminine des eaux et des bois dans la Grèce antique.
Personnifications succèdent aux personnifications, images succèdent aux images pour animer la nature comme dans la mythologie pour mettre en valeur la femme aimée qui devient la plus belle des divinités.
Conclusion
Dans ce poème chaque strophe constitue une unité de sens : un personnage principal, un paysage, une couleur dominante, et une action. Les trois premières strophes préparent la pointe (« tout le sonnet est tendu vers sa chute » de Théodore de Banville dans son Traité sur le sonnet) : victoire de la belle sur le jour. Le poète a choisi de faire place à sa culture personnelle. Il choisit d'évoquer l'antiquité pour s'inscrire avec les poètes de la Pléiade dans ce retour de l'antiquité qui marque l'humanisme.




La pointe du poème : dernier tercet : Beauté du jour supplanté par la beauté de la nymphe/ femme aimée du poète


Un exemple de topos : celui de la Belle Matineuse : Un thème précieux au XVIe et au XVIIe siècles. 



Exemple :
Des portes du matin l'Amante de Céphale 
Ses roses épandait dans le milieu des airs
Et jetait sur les Cieux nouvellement ouverts
Ses traits d'or et d'azur qu'en naissant elle étale 
Quand la Nymphe divine à mon repos fatale ,
Apparut, et brilla de tant d'attraits divers
Qu'il semblait qu'elle seule éclairait l'univers
Et remplissait de feux la rive orientale. 
Le Soleil se hâtant pour la gloire des Cieux,
Vint opposer sa flamme à l'éclat de ses yeux
Et prit tous les rayons dont l'Olympe se dore. 
L'onde , la terre, et l'air s'allumaient à l'entour.
Mais auprès de Philis on le prit pour l'Aurore
Et l'on crut que Philis était l'astre du jour.
Vincent Voiture, (1597-1648), 1635.




Questions envisageables :
Comment la forme du sonnet est-elle ici au service de la mise en scène de la femme aimée ?
En quoi ce poème est-il lyrique ?
En quoi ce poème évoque-t-il un topos de manière originale ?

Mme Roche et Mme Vrand